En novembre dernier, le scénariste et réalisateur Guillaume de Fontenay sortait son premier long-métrage, Sympathie Pour Le Diable, l’adaptation du roman éponyme du reporter de guerre Paul Marchand, revenant sur […]
En novembre dernier, le scénariste et réalisateur Guillaume de Fontenay sortait son premier long-métrage, Sympathie Pour Le Diable, l’adaptation du roman éponyme du reporter de guerre Paul Marchand, revenant sur sa couverture du siège de Sarajevo aux débuts des années 1990. Comprenant au casting Niels Schneider, Ella Rumpf et Vincent Rottiers, le metteur en scène nous avait plongé avec brio dans le quotidien chaotique de la capitale durant ce conflit (critique à retrouver ici).
À l’occasion de la sortie du film en DVD et VOD, nous sommes revenus avec Guillaume de Fontenay sur la genèse de cette première réalisation et sur son développement, qui aura duré près de quinze ans, dans un entretien que vous pouvez découvrir ci-dessous. Un grand merci à lui pour sa gentillesse et sa disponibilité.
SeriesDeFilms : Après près de quinze ans de développement, votre premier long-métrage arrive finalement sur grand écran, cela doit-être un véritable soulagement pour vous de voir ce projet se concrétiser. Comment avez-vous vécu cette longue route parsemée d’obstacles et surtout comment avez-vous réussi à aller au bout de votre démarche cinématographique ?
Guillaume de Fontenay : Je ne vous cacherai pas qu’il y a eu des moments de grand découragement.
Mais je ne pouvais me résoudre à abandonner ce sujet aussi important : un siège médiéval aux portes de l’Europe en 1992, avec son cortège d’horreurs toléré pendant près de 4 ans par la Communauté Internationale.
J’ai été profondément choqué, par notre apathie collective face à ce conflit, à d’autres encore aujourd’hui et c’est ce qui m’a aidé à tenir.
D’un point de vue cinématographique, j’ai appliqué le traitement que j’avais imaginé dans mon approche de réalisation en 2009 : cadrage, couleur, saison, univers visuel et sonore, déplacements caméra, travail à l’épaule, longue prise, suivre Paul comme un fil d’Ariane, éviter la grammaire cinématographique classique afin de rendre le film plus immersif afin de transmettre l’urgence de la vie et de la survie des Sarajéviens au présent tout en évitant le spectaculaire.
Après la mort de Paul et une fois le scénario terminé, j’ai souvent pensé ne jamais réussir à trouver le financement pour tourner ce film. Ça a été des années de travail et c’est finalement grâce à Marc Stanimirovic chez Monkey Pack Films et au soutien indéfectible de Nicolas Dumont chez Canal + en 2015 que le financement aura débloqué les restes de montage financier et de nous permettre de lancer la production en juillet 2017 avec le soutien complémentaire de Téléfilm Canada, de la SODEC et du Fonds Harold Greenberg.
Tournage de 34 jours en février et mars 2018. Copie finale en juillet 2019.
Sympathie pour Le Diable est l’adaptation du roman éponyme de Paul Marchand, qui revenait sur son parcours de correspondant de guerre. Quelle a été son implication sur cette aventure ? J’ai constaté qu’il avait participé à l’écriture du scénario avec vous, Guillaume Vigneault et Jean Barbe, ses conseils ont dû être nombreux, je suppose.
Jamais nous n’aurions pu écrire ce scénario sans lui, sans la précision de sa mémoire sur les événements et sur ce qu’il a vécu en Bosnie, sur les détails minutieux de son quotidien et les archives collectées.
Cela fait maintenant 25 ans que Paul Marchand a reçu le Prix spécial du Jury des Prix Bayeux Calvados des correspondants de guerre pour son article sur Les Amants de Sarajevo en 1994.
Dix ans que nous avons terminé l’écriture du scénario ensemble. Dix ans qu’il s’est enlevé la vie.
Tout cela rendait impossible l’abandon de ce travail de mémoire et le relais du cri d’alarme de Paul Marchand.
J’avais découvert Paul Marchand au travers du journal de Radio-Canada où il était correspondant de guerre freelance depuis Beyrouth et ensuite en poste à Sarajevo à partir de 92. Il est le seul journaliste dont je me souvienne qui terminait régulièrement ses topos en disant : “…et tout ça, sous l’œil impassible de la communauté internationale”.
Prise de risque maximum, provocateur, il avait écrit à l’avant sur sa voiture à l’attention des snipers «Morituri te salutant» et à l’arrière « Don’t waste your bullet, I’m immortal». Par son tempérament et sa personnalité extrême, Paul était naturellement un personnage de film. Mais c’était aussi un homme blessé.
En 2008, quelques mois avant son suicide, il m’a dit qu’il avait marché sur des terres contaminées et qu’il n’était plus apte à vivre… Nous avons co-écrit ce scénario avec Guillaume Vigneault en étroite collaboration avec Paul de juin 2006 à mars 2009. Jean Barbe qui avait connu Paul, fort de son expérience d’écrivain et éditeur, est venu resserrer le scénario après sa mort.
C’était très important pour moi de raconter cette histoire en m’assurant avec Paul Marchand, Boba Lizdek, son amour de Sarajevo, sa traductrice et sa fixeuse, ainsi qu’avec d’autres journalistes importants qui ont à la fois connu le siège et Paul Marchand pour m’assurer d’être le plus juste possible en croisant toute l’information auquel j’ai eu accès.
Concernant Niels Schneider, comment s’est-il mis dans la peau de Paul Marchand ? Comment avez-vous travaillé ensemble pour porter son parcours à l’écran ?
Niels Schneider s’est imposé immédiatement. Il a le charisme et le côté dandy de Paul. Mais il a aussi vécu un événement très dur dans sa vie et, par-delà son talent, c’est cette fêlure qui était le plus important et le plus touchant pour moi chez Niels. Il s’est investi de façon exceptionnelle dans ce rôle. Au travers d’archives nous avons travaillé à retrouver sa diction, ses gestes, ses mains, ses regards, pour retrouver l’énergie et la personnalité de Paul. Niels a maigri, il a travaillé cet état d’hyperveille, il a observé des extraits télévisés de Paul, il a écouté ses reportages radio pour retrouver la musicalité du phrasé de Paul. Par son talent, sa rigueur et son investissement total, Niels a réussi à trouver et à incarner l’essence de Paul dans toute sa complexité.
Un mot aussi sur Ella Rumpf qui est venu à Sarajevo un mois et demi avant le début du tournage pour apprendre le serbo-croate, pour prendre le pouls de la ville et passer du temps avec la vraie Boba Lizdek qu’elle interprète et avec sa coach. Tout de suite, ça a bien fonctionné entre elles, elles sont devenues très copines. J’ai vu beaucoup d’actrices d’Ex-Yougoslavie pour le rôle, mais Ella s’est imposée par son caractère entier et par la mélancolie de son regard, par sa maîtrise du français qui était important pour le rôle. Ella aussi est une déracinée, à la fois Suisse-Allemande et française, elle vivait à Berlin… Sa facilité pour les langues lui a beaucoup servi. Elle est étonnante d’intelligence, de sensibilité et elle a été extrêmement généreuse tout au long du tournage.
Vincent Rottiers est un acteur physique extraordinaire, très instinctif. Vincent, est sanguin, dès que la caméra était en marche, c’était bon, il était dedans, hallucinant de présence. Il a une grande intelligence émotionnelle, il ressent les choses dans leur profondeur. Vincent a été coaché par Paul Lowe, grand photographe de guerre. Paul Lowe lui a dit, cet appareil photo tu le protèges, c’est ta vie quand tu pars sur le terrain. Il lui a montré comment se déplacer, où regarder. En plus Paul Lowe a très bien connu Paul à l’époque.
Muharem Osmanagić-Hare qui a filmé cette guerre au plus près et dont les images m’ont beaucoup inspiré a lui aussi aidé Clément Métayer à manipuler sa caméra vidéo comme il faut dans ces circonstances très particulières.
Arieh Worthalter aussi s’est imprégné de Sarajevo. Il a eu un coach pour parfaire son américain, il s’est totalement investi dans le rôle de Ken, il a échangé avec beaucoup de journalistes. C’est un acteur très mûr, d’une grande richesse et d’une grande générosité. Il a été comme dans le film, une sorte de référent par son calme et son engagement à défendre cette histoire avec eux.
Élisa Lasowski a rencontré des journalistes pour bien ressentir les subtilités de la profession et le caractère exceptionnel de ces femmes dans la profession. Ils sont tous arrivés en amont du tournage et ils ont tous été touchés par la Sarajevo, bouleversés par son histoire et par ses habitants. Ce film est devenu une histoire importante pour chacun de nous, une histoire qui nous a tous marqués profondément.
Au niveau de la réalisation, ce qui est marquant est la frénésie de la caméra, qui retranscrit bien l’urgence de la guerre et souligne également l’état d’esprit des personnages, toujours sur le qui-vive. Comment avez-vous appréhendé votre mise en scène et ce parti-pris immersif ? Votre travail sur le rythme et la mise en scène de la violence sont également à noter. De ce chaos ambiant, le silence prime le plus souvent lorsque la mort et le sang apparaissent à l’écran, pour un résultat glaçant.
Traiter de ce siège de Sarajevo de manière brute, sans fards, était un point crucial de votre film. Comment avez-vous procédé pour rester sur cette corde raide, sans gommer les aspects du conflit ni en faire trop de la démonstration de la violence ?
J’ai sciemment voulu suivre Paul . C’est au travers de lui que nous découvrons le siège de Sarajevo, ses habitants, et le métier de correspondant de guerre. C’est lui qui nous ouvre le chemin, qui nous précède la majeure partie du temps. Son passé et son futur ne m’intéressent pas, ce qui m’intéresse et son rapport au présent dans ce monde en survie. Tout est filmé caméra à l’épaule, dans le sillage de Paul, sans champs-contrechamps classiques. J’ai tenu à éviter une grammaire cinématographique classique. J’ai préféré couper de façon nerveuse toujours dans le mouvement, rester dans le rythme. Tourner de longues prises à la suite de Paul, sans éclairage ni technique lourde.
Pour chaque scène, j’ai travaillé avec les comédiens dans les lieux, pour préciser le rythme , le niveau de tension dans la courbe dramatique du film, le jeu, les dialogues, m’assurer de la justesse des dialogues, couper tout le superflu. Je cherchais une mise en scène alerte, rapide et légère. Je voulais faire ressentir ce siège physiquement. J’ai voulu rendre le film le plus sensoriel et le plus immersif possible. Ne montrer aucune violence inutile, tenter d’éviter le spectaculaire et la complaisance pour décrire ce que Paul vit au quotidien dans cette ville assiégée et ressentir sans forcément tout voir des horreurs qu’ont vécues les Sarajéviens.
J’ai choisi dès le début du film, de commencer sur Paul Marchand, puis de couper à ce plan d’ensemble de la ville qui montre de façon immédiate la vulnérabilité des 400 000 habitants pris en étau par les forces serbes nationalistes avec plus de 800 positions sur les montagnes qui encerclent la ville depuis les hauteurs. 330 obus en moyenne pilonnent la ville chaque jour… Tout est dit, plonger dans leur réalité ensuite, exposer, ne pas prendre parti, amener le spectateur à devenir témoin lui aussi et à ressentir le vécu dans cette ville assiégée.
J’ai refusé de tourner en 16/9 ou en 2/35. En 4/3, l’image a le cadre de nos téléviseurs et des reportages de l’époque, elle est plus brutale, plus claustrophobique. Les photographes de guerre m’ont dit qu’ils travaillaient le plus souvent en courtes focales pour être proches de leur sujet, pour éviter le regard distant et lointain. J’ai essayé d’être fidèle à ce principe. Pierre Aïm, chef opérateur, a fait un travail de cadrage extraordinaire, alors qu’on était le plus souvent en mouvement, comme Paul l’était toujours pour éviter d’être une cible facile.
Le Fils De Saul de Lazlo Nemes et Bloody Sunday de Paul Greengrass sont deux films qui m’ont beaucoup nourri. Je tenais à éviter de faire des effets ou à surenchérir, j’ai voulu faire un film à la fois classique afin de maintenir une certaine distance face au sujet et immersif, rythmé par l’urgence de leur survie.
L’une des nombreuses forces du long-métrage est cette plongée dans ces décors naturels, ses bâtiments laissés à l’abandon, ses routes désertes, ce no man’s land enneigé. Comment s’est déroulé le tournage en Bosnie ? Avez-vous eu des difficultés particulières ?
C’était très important pour moi d’aller tourner à Sarajevo, je voulais redonner aux Sarajéviens. On aurait pu tourner ailleurs, mais jamais nous n’aurions eu cette rigueur et cette authenticité.
Heureusement Boba Lizdek, qui est un personnage central du film, m’a soutenu depuis que Paul s’est enlevé la vie, elle m’a aidé pendant toute la préparation et le tournage, sans elle et sans notre formidable équipe bosnienne, je n’aurais jamais réussi à faire ce film.
Beaucoup de Sarajéviens, notamment certains qui ont collaboré au film, ont connu Paul Marchand. Ça a été un tournage très exigeant, en plein hiver, le froid, des conditions parfois difficiles et dangereuses avec les journées les plus courtes de l’année. La grande majorité de l’équipe était bosnienne, tous ceux et celles qui avaient plus 30 ans ont été profondément marqués par cette guerre. Ça force l’humilité, l’engagement total et le désir de faire un film fort et juste, sans fioriture.
Toute l’équipe bosnienne a été extraordinaire. En particulier Sanda Popovac qui a fait un travail absolument exceptionnel au décor, Edo Sarkic qui a réussi l’impossible avec les lieux de tournage, imaginez bloquer Sniper Alley qui est encore aujourd’hui l’unique artère centrale de Sarajevo, huit voies à bloquer en intermittence. Vider les rues des voitures modernes a été une des choses les plus compliquées du tournage. Timka Grin au casting avec tous les seconds rôles, le moindre figurant devait être crédible, Sanja Dzeba et son équipe aux costumes ont fait un travail magnifique sur place. C’est comme une peinture, le fond doit être juste sinon le tableau ne tient pas.
Adnan Omerovic, qui joue Marko l’un des jeunes sarajéviens, voir ce corps amaigri, ces mains qui tremblent, cette intelligence mêlée à cette rage intérieure, c’était bouleversant. Izudin Bajrovic, l’oncle cancéreux de Boba est particulièrement touchant tout en retenue et en fierté , un des plus grands acteurs de Bosnie.
Sympathie Pour Le Diable parle également du journalisme avec ses bons comme ses mauvais côtés ainsi que de l’impassibilité de la scène internationale face à l’horreur et force est de constater que malgré les décennies, rien ne change réellement à ce niveau-là. Peut-on dire que votre long-métrage est une critique de ces injustices, où la vérité n’est qu’une variable propre aux intérêts de chacun ?
Oui, c’est une honte pour toute la communauté internationale d’avoir toléré cette agression pendant près de quatre ans. Comme toutes celles que nous avons tolérées et que nous tolérons encore aujourd’hui . Il suffit de penser à tous ces civils syriens qui vivent l’enfer depuis 10 ans.
J’ai été très touché par les critiques entre autres de Bernard Henry-Lévy et de Jean-Michel Frodon qui ont très bien connu Sarajevo à cette époque.
« Le film réussit ce double prodige symétrique : saisir Marchand vivant et découvrir Sarajevo morte – d’un côté la légende ressuscitée de ce Martin Eden tragique que fut le reporter de guerre Paul Marchand et, de l’autre, la ville reconstituée sous son linceul de bombes. …Ce film rend par delà Marchand, un hommage lucide mais ému à la vingtaine d’aventuriers et esprits forts de la presse internationale qui découvraient, au même moment, que Sarajevo était redevenue la capitale mondiale de la douleur. »*
« L’évocation du journaliste Paul Marchand et de la manière dont il a couvert le siège de Sarajevo compose un récit trépidant qui interroge l’effondrement moral de la fin du XXe siècle. »*
À Sarajevo, la population avant le conflit comptait 44 % de Bosniaques, 31 % de Serbes, 17 % de Croates, 5,5 % de Yougoslaves, 2,2 % d’Albanais, Roms et de Juifs qui formaient une mosaïque où les populations de différentes nationalités et de différentes cultures et religions étaient réunies. L’Europe avant l’Europe, un lieu privilégié de métissage culturel, intellectuel et architectural.
En réalisant ce film engagé, au travers de Paul Marchand et de Boba Lizdek, au cœur d’une expérience humaine et de la dure réalité de cette ville assiégée pendant près de 4 ans aux portes de l’Europe, j’espère relancer une réflexion sur l’identité, la diversité, les valeurs fondamentales Européennes, sur la liberté de presse de plus en plus menacée et sur notre inertie collective face à certains pays et certains conflits encore aujourd’hui.
Alors cette phrase qui concluait régulièrement les chroniques de Paul Marchand : “tout ça sous l’œil impassible de la communauté internationale” nous rappelle à la vigilance.
Quand on sait que des chefs d’État emprisonnent leurs opposants politiques, qu’ils taisent, torturent et tuent des journalistes, jusque dans leur propre ambassade au vu et au su de tous ; que certains persistent à parler de «fake news » ; que d’autres menacent la survie d’institutions aussi importantes et essentielles que la BBC; que des dizaines de journalistes sont tués chaque année dans le monde, relayer le cri d’alarme de Paul Marchand me semble important.
Et quand on quand on pense en plus à des compagnies comme Cambridge Analytica qui ont certainement réussi à détourner les États-Unis et l’Angleterre de leur réelle aspiration démocratique au profit de ceux qui les ont payés pour acheter les votes de ceux qui les auront finalement mis au pouvoir… Oui la liberté de presse est aujourd’hui, plus que jamais, essentielle à la survie de nos démocraties et il me semblait essentiel de le rappeler au travers de ce film.